« La politique est la forme moderne de la tragédie »,
André Malraux
Le 17 décembre 1962 notre jeune République
traversait une terrible crise politique dont les séquelles sont encore sensibles
sur les plans économique, politique, social et culturel. Cette crise mit un
terme à dix-sept ans de compagnonnage entre deux hommes politiques qui avaient
tout pour réussir à poser les fondements d’une nation prospère et
émergente : Léopold Sédar Senghor, et Mamadou DIA. Pour illustrer la
complémentarité entre les deux hommes, Roland Colin, qui fut l’élève de Senghor à l’ancienne ENFOM (École Nationale de la
France d’Outre-Mer) et un des plus proches collaborateurs du Président Mamadou DIA, écrivait : « la
marche à l’indépendance fut une rude aventure, entre l’impatience motrice de
Mamadou Dia et la prudence résignée de Léopold Senghor. L’un et l’autre
constituaient une équipe miraculeuse pour franchir les obstacles. Ils le firent
ensemble jusqu’au drame de décembre 62». Sans vouloir revenir sur les péripéties
politiques qui ont conduit à ce douloureux évènement, nous pouvons affirmer que
cette crise a porté un coup dur à l’ambition que les deux hommes avaient pour
notre pays. Le but, ici, n’est pas d’alimenter une polémique entre Senghoristes
et Diaistes, il s’agit plutôt, par devoir de mémoire et, sans doute, par
reconnaissance républicaine, de revisiter un moment déterminant de l’histoire
de notre pays, afin d’en tirer des enseignements pour envisager, avec sérénité,
l’avenir. Roland Colin nous disait un jour : « Aujourd’hui est le fils
d’hier et le père de demain ». Ce truisme temporel est au cœur de cet
hommage.
Nous pouvons nous glorifier
d’avoir un État démocratique qui demeure un modèle sur le continent africain. Malgré toutes nos autres fragilités,
nos institutions et l’esprit de notre peuple nous ont garanti, jusqu’ici, des
alternances saluées dans le monde entier. Ces acquis sont appréciables mais notre
pays est toujours dans une situation de pauvreté caractérisée par une dégradation
des conditions de vie à l’intérieur du pays avec des déséquilibres économiques
et sociaux criardes et une crise profonde des valeurs morales et citoyennes. Le
choix d’éduquer les masses est une vision qui mérite, plus que jamais, une
actualisation. Inventer l’avenir comme le préconisait Thomas Sankara qui était
très attentif à la politique de Dia peut consister, en ce qui concerne le
Sénégal, à définir une politique de développement holistique. Mamadou Dia
voulait que toutes les couches de la population soient sensibilisées aux initiatives
de l’État pour prendre une part active dans leurs réalisations. Aspirant ainsi à
une Nation comptant sur ses propres forces, Dia en accord avec Senghor, avait
conçu le premier plan quinquennal avec l’équipe du père Lebret pour établir les
jalons d’une économie solide gage d’une véritable autonomie. Cette stratégie
mise en œuvre dès 1958 était une voie salutaire pour l’Afrique à l’aube des
indépendances, car elle s’enracinait dans les réalités socio-culturelles de
notre pays. Ce plan a donné naissance à l’animation rurale, un mécanisme
décisif au service de la démocratie participative et du développement.
Senghor, en tant que défenseur
infatigable de l’identité noire à travers la négritude, théorisait un message
universel appelant au métissage des intelligences, des cœurs et des projets
humains. Les deux dirigeants affichaient une belle complémentarité pour notre
pays car pour paraphraser le philosophe Bachir Diagne « On ne peut pas,
économiquement, avoir raison si, culturellement, on a tort ». L’État était
incarné par Dia avec tout ce que cela exigeait de fermeté, d’organisation et d’impartialité
tandis que les utopies nécessaires à l’émergence d’une nation forte et
équilibrée émanaient de Senghor avec tout ce que cela comporte de compromis
habiles. C’est en cela que les procès faits hâtivement à ces deux grandes
figures de notre histoire sont souvent injustes. Ils oublient un contexte
difficile où une prise de conscience rapide des anciennes colonies françaises était une
véritable hantise pour l’ex puissance coloniale. Les indépendances cachaient un
prolongement de la dépendance et un maintien des nouveaux États dans une
situation de balkanisation. En interne, des synarchies maraboutiques consolidaient
un héritage souvent incompatible avec l’indivisibilité d’une nation. Avec de
telles contraintes, le duo Senghor/Dia aura, au moins, réussi à fonder une
patrie dont on peut être fier, en dépit de l’épisode malheureux que Roland
Colin, en sa qualité de témoin, décrivait
ainsi : « ce que l’on a nommé « coup d’État », bien
abusivement, dans le discours des événements qui suivirent, n’avait été, en
réalité, qu’une péripétie, à la fois dérisoire et tragique, traduisant un
non-sens humain et politique, et rejetant Senghor dans la solitude dorée des
honneurs de la République, et Dia dans celle, infiniment cruelle, de la prison
brûlante de Kédougou. D’une certaine façon, un drame à hauteur de l’antique
tragédie grecque, au grand dam de l’histoire africaine, qui avait bien besoin
de ces deux hommes ensemble. Un épisode tragique, dans la série des drames du
continent qui virent tomber une série de figures emblématiques : Lubumba,
Amilcar Cabral, Thomas Sankara et tant d’autres champions de la démocratie et
de la liberté ».
Plus de cinquante ans après, le Sénégal
fait face à de nombreux défis que l’actuel régime a la lourde tâche de relever.
Il en est ainsi de la nécessité du redressement économique qui passe par la
restauration des valeurs républicaines, la lutte contre la corruption et la
mauvaise gouvernance sans lesquelles toute initiative politique est vouée à
l’échec. La rigueur, le pragmatisme et l’intégrité morale de Dia ainsi que la
posture d’homme d’État et la dimension multiculturelle de Senghor sont des
qualités nécessaires pour mener le Sénégal vers l’émergence. Malheureusement, ces événements de décembre 1962
semblent avoir engendré une dévaluation inquiétante de l'autorité, qui a
coïncidé avec une montée du mensonge et de la violence. Depuis les années 2000,
notre pays fait face à des régressions multiples. La compétence et l’éthique
sont devenues des handicaps dans le champ politique sénégalais tandis que sont adulées
et récompensées la trahison, la lâcheté, l’imposture et la médiocrité. C’est
en réponse à ce constat malheureux que le président Macky Sall appelle à la
restauration des valeurs républicaines. Mais, le plus difficile, manifestement,
réside dans la capacité de traduire en acte cette volonté.
Enfin, une bonne lecture des sacrifices
humains et politiques de notre histoire devrait créer un engagement fort pour
une Afrique unie et autonome. La présence française en République
Centrafricaine et au Mali montre, si besoin,
la vulnérabilité de nos États post-indépendants. Notre responsabilité est de
nous approprier, sans nostalgie ni passion notre histoire pour trouver des
équilibres d’avenir. Cela passe d’abord par l’éducation à la base et au sommet
car c’est à ce niveau essentiel que l’on mesure le chemin qui nous sépare du
développement.
Amadou Bâ, CCR France


